Chronos a une sale gueule

Publié le 1 Décembre 2009

Chronos a une sale gueule. Chronos a même trois sales gueules (homme, taureau et lion). Chronos c’est ce après quoi nous courrons toute la journée, toujours plus prompts à creuser notre propre tombeau. Une course sans but, frénétique et vouée au chaos, à l’obscurité, à la fin. Je n’aime pas plus ses manifestations modernes et surtout ce que nous en avons fait. A toujours vouloir aller plus vite, à toujours chercher la productivité, le résultat immédiat, la meilleure performance. Il nous faut répondre sur plusieurs tableaux : nos vies en tant que salariés, collaborateurs ou patrons, nos vies en tant qu’Hommes, nos vies en tant que père ou mère, fils, fille, frère, sœur, voisin, collègues… conducteurs et bricoleurs du dimanche… j’en passe…

 

Ma conception de la course à pied s’entoure d’un sentiment de méfiance, voire parfois de défiance, envers le chronomètre. Vais-je devenir un meilleur homme parce que je vais courir plus vite ? Vais-je progresser dans la voie de l’humanisme en même temps que mon temps sur semi marathon va progresser de 5 ou de 10 minutes ? Je ne crois pas qu’en grimpant de cent places dans la hiérarchie d’une course, je vais devenir plus attentif aux autres, plus ouvert au monde, plus en harmonie avec ce qui m'entoure et avec moi-même. Je pense au contraire que je vais en vouloir toujours plus : battre mes records, tomber les murs des quart d’heure, des demi heures, passer sous la barre de l’heure, devancer 1, 10, 100 nouveaux concurrents. Etre le meilleur ! Vieux rêve abscons et pervers. Le chronomètre, lorsqu’il tourne à l’obsession, devient le bras armé de sa propre chute. Que peuvent deux jambes face au temps ? C’est une fuite en avant vouée à l’échec. Savoir qu’il y a un mur de béton en face de soi mais s’y précipiter avec un enthousiasme aveuglé. Il y a un peu du mythe d’Icare revisité dans cette envie sans cesse renouvelée de vouloir courir plus vite. Abaisser son temps, comme voler plus haut, courir plus vite et se rapprocher de la barrière qu’on ne pourra plus franchir. Parce qu’au-delà de ses possibilités, au-delà du soleil, là où l’on se brûle les ailes : aux confins de ce que l’on peut. Et alors, regarder un temps sur un chronomètre en sachant qu’on est au bout. Se résumer à cette série de chiffres en affichage digital sur une montre qui ne nous survivra peut être même pas… En se disant tôt ou tard qu’on est peut être juste passé à côté de l’essentiel.  

 

Je cours longtemps car c’est ce qui fait de moi un meilleur homme. On ne court plus pour battre le voisin, pour être le meilleur, mais juste parce que l’on entre en vibration avec le reste du monde. On ne court plus pour battre quelqu’un mais pour découvrir quelqu’un. En l’occurrence c’est soi même, ou les autres, les autres et soi même, dans n’importe quel ordre, avec une profondeur qui nous est propre. C’est là qu’on commence à toucher la complexité et le formidable paradoxe que nous propose la course à pied. A fortiori la course à pied de longue distance. D’une activité solitaire, taciturne et silencieuse, on va retirer la matière qui va alimenter le rapprochement avec les autres. Durant ces heures de recueillement individuel, on se retrouve avec soi-même, sans masque, sans fard, peut être pour la première fois. On entre en résonnance avec son moi profond, tous les constituants organiques qui nous font humains. Nous nous découvrons tels que nous sommes, dans une sorte de régénérescence salvatrice. Pas de convention arbitraire derrière laquelle s’abriter, pas de faux-semblant pour se cacher, juste la terre qui tourne sous nos semelles et l’horizon à perte de vue des possibles. Durant ces heures là, passées en tête à tête avec nous mêmes, on peut prendre conscience de l’importance des autres, de notre propre fragilité et du besoin absolu de sociabilité qui nous habite.

 

Certains parviennent à jongler entre les deux approches, et même à passer avec aisance de l’une à l’autre, piochant ainsi leurs petits paquets de bonheur dans chacune. J’avoue que pour ma part, c’est tout simplement impossible. Les paquets de bonheur que je retire après une course au chronomètre sont quantités négligeables. Peau de chagrin rabougrie, avec la mine grise des dimanches après midi de novembre au cœur de la ville bétonnée. J’ai pourtant essayé la course au chronomètre, à l’occasion de semi marathons, et de course de dix, douze kilomètres. Je n’en ai rien retiré de bon. Quelques sentiments délétères de satisfaction immédiate après un temps amélioré, rien qui ne s’efface pas au bout de quelques jours. Le même sentiment de vide qu’après un repas avalé en vitesse dans un fast-food. La faim qui revient très vite. On n’est pas rassasié, il nous faut autre chose, une alimentation plus naturelle, des mets plus sains. A la recherche de l’harmonie disparue, écrasée sous le battement de la semelle toujours plus vite, toujours plus vite. Je suis incapable de me rappeler de mes temps de référence sur 10 kilomètres ou semi-marathon. Pour cela, je suis obligé d’aller fouiller dans mes carnets d’entrainement. Et lorsque je les ai sous les yeux, rien ne transparaît, tout se fige, j’ai l’impression d’avoir le canal du midi gelé sous mes pieds. C’est morne et froid, sans saveur, sans vie. Il souffle au fond de mes entrailles un vent chargé d’ennui, incapable d’émouvoir. J’ai la sensation d’une course vaine, d’une recherche vouée à l’échec. D’une quête sans graal, monochrome et languissante.

 

En revanche, les sensations que m’ont procuré chacune des mes courses longues sont encore fraiches dans mon esprit. Je me rappelle de chaque souffrance, de chaque moment de joie, de ces petits riens qui mis bout à bout transforment une journée ordinaire en plaisir extraordinaire. Des foulées, des kilomètres, des heures… si loin du temps. Comme à l’abri des ravages de Chronos, de ses foudres compétitives, de sa soif absolue de se mesurer aux autres. Tous ces moments passés à courber l’échine dans une trop longue côte, à dérouler les jambes dans une descente jouissive, ces doutes, ces renoncements jamais à terme, ces rebellions intérieures et ces milliers d’explosions de bonheur brut… Lorsqu’on se sent tellement vivant qu’il faut se pincer pour comprendre qu’on ne rêve pas. Tous ces moments passés et bien plus encore à venir, forment le ciment de l’homme meilleur que la course à pied a fait de moi. Loin des chronomètres et de leurs vices. Qui font porter des jugements de valeur binaires ou décimaux, mais tellement loin de nos richesses intérieures.

 

Dans une société où il faut toujours aller plus vite, soigner la productivité, où l’homme qui ne travaille pas au rythme d’une machine devient quantité négligeable, bon à jeter, la sérénité d’une longue journée de course peut nous remettre sur les rails. Ceux de l’humanisme, ceux qui nous rendent meilleurs, ceux de la méditation, de l’équilibre entre l'être et le devenir, sans brusquer le monde, sans violer ses rythmes biologiques. Prendre le temps de ne plus se soucier du temps, ce n’est pas un luxe, c’est une nécessité.

 

1er décembre 2009

Rédigé par Oslo

Publié dans #Ultra

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L
<br /> MErci pour ce beau texte que j'aurais été incapable d'écrire.<br /> <br /> <br />
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